Vies minuscules de Pierre Michon : passions grand format

Quels échanges passionnés nous avons eus autour des Vies minuscules ! L’amour infernal qui se sait déjà trompé, l’espoir éhonté qui se sait déjà déçu, l’admiration éblouie qui a l’intuition de sa déchéance, en un mot, ce mélange de sentiments violents qu’éprouvent les transfuges sociaux dans le creuset bouillant de leur désillusion est au cœur de ce que nous donne à découvrir Pierre Michon dans ses huit « vies minuscules ».

Il dit bien d’autres drames et histoires, mais tout son récit est tissé autour de l’enjeu vital du savoir lire pour savoir vivre dans le monde. Tous ses personnages disent l’expérience de l’embrassement du monde par l’intermédiaire de la lettre et de la fiction, qu’il s’agisse du soldat Dufourneau, de l’écolier Roland Bakroot (dans l’éblouissant micro-roman Vie des frères Bakroot), du père Foucault ou même du futur auteur en personne : il en a ainsi passé, des années enfermé volontaire entre la bonne volonté d’une amoureuse croyant en son talent encore en germes et une rame de papier à laquelle il ne touchait pas. Le désir profond de combler le vide de l’histoire personnelle (souvent l’absence des pères) parcoure tous les destins, traverse toutes les chutes et participe de toutes les transcendances inachevées de ses multiples personnages et de l’auteur, Pierre Michon lui-même.

Très vite, dès le début de notre rencontre et dans l’afflux des opinions contradictoires (mais courtoises), nous avons eu envie d’écouter des passages du livre. Rarement Café Bouquins aura suscité autant de lectures à voix haute (trois ou quatre passages lus dans un silence d’une belle écoute).

Et ce n’est pas un hasard : la prose de Pierre Michon se prête spécialement bien à cet exercice qui met en valeur l’ondoiement de la phrase et la rend encore plus cristalline. L’obstacle de la complexité grammaticale, certes réel, et l’abondance du vocabulaire précis et parfois archaïque cèdent à la lecture à voix haute. Soudain, le lecteur « auditif » concède qu’il peut s’autoriser à passer sur tel ou tel mot dont le sens paraît flou, à l’instar d’un visage derrière un vitrail, un visage dont on saisit la forme d’ensemble et dont notre intuition voudrait comprendre le sens des traits particuliers, mais que notre rigueur et notre peur et notre esprit d’analyse et notre cartésianisme nous empêchent de prendre à bras le corps tel qu’il est, flou, évident dans toute sa présence mais rétif à se faire examiner de près. Ces mots flamboyants, dont j’ai moi aussi une belle liste, pourquoi aller trouver le dictionnaire pour les éclairer quand ils sont limpides dans leur contexte ?

Allons, voilà un inventaire à la Prévert de mots et d’expressions qui sonnent comme autant de pièces précieuses dans la tirelire du lecteur : l’évidente prêtraille, le capricant concert des mots, le marche-à-terre, les nobles lairds, les étouffants jardins comme autant de sinaïs de ronces, les pays du seul dire, le foirail et le faux mort, la douleur d’être ensotté, la simplesse et le drapeau appendu, l’inimitable prestation de l’agonie, les macfarlanes et les maugréeuses, ce qui blanchoie et l’enfançon

Les Vies minuscules est entre autres choses, cela a été dit, un hommage aux crédules de l’ascension sociale qui font l’amère découverte de leur handicap, à l’instar du creusois Dufourneau revenant du service militaire en 1918 avec « une pipe en écume et un vocabulaire plus étendu qu’à son départ ». Pierre Michon dit son désarroi devant le mur d’un monde (et donc d’une langue) qui se refuse à lui : « Il vit une ville ; il vit les chevilles des femmes d’officiers quand elles montent en voiture ; il entendit de jeunes hommes qui effleuraient de leurs moustaches l’oreille de belles créatures faites de rires et de soie : c’était la langue qu’il tenait d’Élise, mais elle paraissait une autre tant ses indigènes en connaissaient les pistes, les échos, les roueries. Il sut qu’il était un paysan. Rien ne nous apprendra combien il souffrit, dans quelles circonstances il fut ridicule, le nom du café où il s’enivra. »

Mais entendons les lecteurs qui ont eu du mal à finir ou ont abandonné, vaincus par la difficulté ou tout bonnement peu sensibles à ce type de littérature. L’auteur « festonne », « je me suis battue avec ces phrases » disent les uns. « Je n’ai pas été ému » par ce style dont on dit tellement, par ailleurs, qu’il est exceptionnel disent d’autres.

A ce stade de notre rencontre, la discussion est devenue de plus en plus argumentée et riche, révélant les ressources de nos lecteurs. Annie Ernaux fut appelée au secours, car elle raconte elle aussi la province et l’ascension sociale mais avec des phrases plus courtes et plus simples. Nous éloignant du style pour y revenir très vite, nous avons évoqué Pierre Jourde dont le dernier livre raconte la douloureuse confrontation de l’auteur avec les personnages réels qui ont inspiré son paysage littéraire : ils l’ont reçu à coups de pierres. La question de la réception de Pierre Michon a été posée : les habitants de cette Creuse où il est né ont de la gratitude pour lui. Tout le monde a d’ailleurs souligné combien ces Vies minuscules sont décrites avec empathie sous la plume de l’auteur.

Notre discussion s’est nouée autour d’un aspect de la biographie de l’auteur : le recours à l’alcool, puis, aux médicaments. Tous les lecteurs ont remarqué combien l’on boit dans cette France rurale. Quelqu’un a noté les « portraits de la biture ». La France rurale du vin dans la soupe, du vin dans l’eau, du vin du matin et du vin en lieu et place des mots est celle de presque tous ces personnages masculins. On a parlé de l’alcoolisme comme « symptôme de la fêlure ».. Mais ce qui est intéressant, c’est que notre discussion n’a pas quitté la grande question du style qui nous a si bellement divisés : si « cela festonne à ce point » alors qu’il écrit sur des choses aussi concrètes, c’est que, dit une de nos lectrices, « l’auteur y est obligé par son problème d’addiction à l’alcool : ce n’est pas qu’il manque réellement d’imagination», mais « ne pouvant pas élaborer le deuil de son manque, il prend un objet concret pour remplir le vide ».

L’observation a soulevé de nombreux arguments contraires. Pierre Michon est doué d’une grande imagination, souligne une autre lectrice en brandissant Les Onze, un autre de ses livres, qui est une prouesse d’imagination puisque Pierre Michon invente et rend si véridique l’histoire d’un tableau prétendument exposé au Louvre derrière une vitre blindée, que des armées de chercheurs et de passionnés sont désormais à sa poursuite ! Yvonne cite bien à propos également un extrait d’un entretien de Pierre Michon au sujet de son art littéraire: « Écrire des vies mythiques ponctuées d'éléments sociologiques est une rude épreuve parce qu'avec les êtres qui ont réellement existé, on pense à l'autre et pas seulement à ses propres appétits, alors qu'un récit livré entièrement à l'imagination ne peut être qu'un récit de désir ». La démarche littéraire à l’œuvre est donc centrifuge et tournée vers l’autre, ce que l’on n’attendrait pas forcément d’une personne centrée sur son rapport difficile à l’alcool…

Il importe tout de même de ne pas réduire ces Vies minuscules à ce qu’est aussi l’alcool et dont Pierre Michon décrit impeccablement les motivations, comme par exemple à la page 78 : « peut-être fut-ce aussi pour combler ce vide-là que l’alcool entra dans son corps et dans sa vie – avec la place que l’on sait, celle de la plénitude toujours empruntée et toujours évanouie, la place tyrannique de l’or liquide qui dans les flancs de ses bouteilles recèle autant de pères, de mères, d’épouses et de fils que l’on veut. »

On a aussi évoqué la religion et la beauté, et lu quelques lignes de la page 182 pour surprendre l’extase du Verbe selon Georges Bandy. Quelqu’un a demandé aussi la fin du chapitre, ces quelques dernières lignes où l’on croise une « laie » venant vers lui avec douceur, des « petits serpents très doux », des « becs attentifs », des « robes fauves » et des « grands cerfs fictifs », pour une version en miroir de la Légende de Saint Julien l’Hospitalier…

L’intérêt de notre rencontre se retrouve aussi dans une conclusion énoncée avec conviction : « la lecture est un acte ô combien personnel ! ». La réflexion fut salvatrice, à l’heure où nous ne parvenions plus à concilier nos passions opposées et que nous commencions à lancer l’anathème sur la tête des écritures pauvres, hachées et blanches des écrivains français actuels « qui m’ennuient profondément », a affirmé l’un de nos lecteurs.

Il reste une découverte que certains un peu rapidement vaincus se promettent de reprendre. Le mot de la fin à l’une de nos lectrice éblouies qui avoue « n’avoir jamais vu un autre auteur capable d’écrire ‘‘c’était comme ça mais cela a pu être autrement’’ ». Oui, chez Pierre Michon, dans Vies Minuscules, la glycine était peut-être défleurie ou pas encore éclose.

Laure Hinckel

 

Ce qui a été proposé ?

 

Du domaine des murmures (Folio), Le cœur cousu (Folio), Carole Martinez

Dans les forêts de Sibérie (Folio), Sylvain Tesson

Fugitives (Folio), Trop de bonheur (Éditions de l’Olivier), Alice Munro

Le crime d’Olga Arbélina (Folio) La musique d’une vie (Poche), Andreï Makine

 

Après le vote de toutes les personnes présentes, le choix s’est porté sur Fugitives.

Nous lirons donc les nouvelles d'Alice Munro, prix Nobel de littérature 2013 pour en débattre lors de notre prochaine rencontre, le 29 mars 2014.

 

Photo de Jean-Luc Bertini, fameux portraitiste, dont on peut admirer le travail ici http://www.jeanlucbertini.com/fr/

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