Le Bonbon Palace de la romancière Elif Shafak parut bien amer à plusieurs de nos lecteurs, réunis samedi 25 mai à l’Annexe pour le dernier Café Bouquins avant les vacances d’été. Et la discussion sur ce roman avancé en mars par Blanche-Marie que nous remercions de nous l’avoir proposé, a été très animée. En l'absence de la lectrice qui s'était proposée pour animer notre Café Bouquins, c'est à moi que revient de vous faire vivre par procuration notre rencontre autour de ce livre qui n'a laissé personne indifférent.

« Poux Palace », c’est ainsi que le roman aurait pu être intitulé, si le titre français avait respecté à la lettre le Bit Palas turc, comme nous l’a signalé une lectrice turcophone. Cette observation juste a lancé la discussion : très rapidement, des voix se sont élevées pour signaler un malaise, une incompréhension devant le choix de la romancière d’avoir pris pour personnages des hommes et des femmes jugés en plein marasme et dépourvus d’ambition. Si l’on rajoute à cela que le problème numéro Un des habitants de cet immeuble ancien n’est autre qu’une insupportable odeur de poubelles doublée par la présence irritante des cafards dont les antennes font irruption à tout moment ou presque… La romancière Elif Shafak se vit fortement contester la construction même de son roman, touffu (567 pages en format poche) et dont toute la partie centrale est constituée de nombreux chapitres, courts comme autant de coups d’œil glissés par le trou de la serrure et portant tous le numéro de l’appartement dont les locataires ou propriétaires sont décrits dans leur vie humaine… trop humaine au goût de certains. Et il faut reconnaître qu’une tout petit peu plus de lien entre ces mini chapitres aurait permis de donner au récit un peu plus de consistance…

Et pourtant, et pourtant, ce roman regorge de choses intéressantes - d’ailleurs soulignées même par ses détracteurs.

Reprenons : le roman s’ouvre et se referme sur des considérations du narrateur, dont on ne sait presque rien (conservons tout de même le suspens, car on est surpris de ce que l’on découvre à la toute fin de l’ouvrage). Le ton pourrait nous laisser penser que l’ouvrage oscillera entre essai et roman. Belle trouvaille que ces adolescents qui jouent à deviner leur avenir en faisant tourner un couvercle de poubelles (vous savez, les anciennes, les grises, en acier galvanisé) marqué à la craie : « Qu’arrivera-t-il, à qui, et quand ? » demandent les grands enfants en interrogeant le sort. Nous voilà plongé dans l’esquisse d’une réflexion sur le cercle, sans horizontale ni verticale, c'est-à-dire sans vérité ni mensonge et bien entendu, sans fin ni commencement. Le couvercle tourne, le cercle est cercle et, par définition, s’y inscrire vous interdit de fixer un point de départ, il n’y aura pas de terminus non plus et « quel que soit mon point de départ, il est toujours précédé d’un avant ». Cela ressemble à un postulat littéraire, à une feuille de route pour romancier. En effet.

Rapidement, l’iris tout puissant de la raconteuse se focalise sur Istanbul, plus précisément sur le camion d’une petite entreprise de désinsectisation et plus précisément encore sur son chauffeur. Puis c’est l’histoire touchante, aux allures de conte oriental moderne, de deux cimetières voisins, l’un musulman et l’autre orthodoxe et arménien qui seront rasés par l’urbanisation. Là, Pavel Pavlovitch Antipov, un exilé russe devenu négociant et enrichi en France fera construire dans les années 1950 un bel immeuble pour Agripina, son épouse dépressive. Elle venait de retrouver l’usage des couleurs grâce au papier translucide qui enveloppe certains bonbons et que son mari lui apportait à la clinique : elle regardait le monde à travers ces petits morceaux de vitrail en cellophane, se réjouissait comme une enfant rimbaldienne de la douceur des couleurs cannelle, orange, rose ou vanille. L’appétit pour les sucreries parfumées venait de redonner des couleurs à sa vie mais sans lui permettre de reprendre pieds dans la réalité.

C’est dans ce bâtiment baptisé « Bonbon » par sa propriétaire gourmande dont tout le monde, à part l’auteur, a perdu le souvenir, que le lecteur est invité à passer les quelques heures de sa lecture.

Quel tourbillon de personnalités et d’événements tous plus petits les uns que les autres ! Plusieurs lecteurs ont déclaré avoir été rebutés par l’aspect minuscule et répétitif de la narration : on passe d’un appartement à un autre et l’on retourne sur ses pas – exactement comme un curieux de la nature humaine, déambulant de palier en paillasson et de coursives en escaliers. La romancière a aussi une façon particulière de nommer certains personnages. Elle les présente par une longue locution qui revient fatalement à chacune de ses apparitions : « Celui-de sept-ans-et-demi », « Celle-de-cinq-ans-et-demi » par exemple ou bien « Son Épouse Nadya ». Certains objets, eux aussi, reviennent de cette manière comme l’ombre inséparable de leur propriétaire : le beau personnage du grand-père de l’appartement 5, Hadji Hadji, est indissociable du livre de conte qu’il lit en cachette à ses petits-enfants et toute évocation de ce livre est invariablement suivie par « un de ses livres restés au nombre de quatre depuis des années ». Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres.

J’ai trouvé à ce rythme introduit dans le récit un charme tout oriental qui, loin d’être gratuit, fait écho aux rotations des derviches, écho aux roues de la chance ouvrant et fermant le roman, écho au cycle perpétuel naissance-vie-périssement-renaissance sans cesse évoqué par la thématique même du roman…

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce roman très riche. Les personnages les plus évoqués au cours de notre Café Bouquins furent les frères coiffeurs, la Maîtresse Bleue, Mme Teyze, Son épouse Nadya, le grand-père Hadji Hadji et ses récits mythiques de la naissance et du déclin d’un grand empire… Le roman évoque aussi des anciennes lectures : L'immeuble Yacoubian d'Alaa al-Aswany (pour le cadre) et Le Paradis des poules, de Dan Lungu (pour le regard de l'auteur sur une communauté restreinte, là une rue, ici un immeuble).

La romancière turque a publié ce roman chez Phébus, dans la traduction de Valérie Gay-Aksoy en 2002 avant qu’il ne soit repris en poche chez 10/18. Blanche-Marie nous signale que ses autres romans sont « meilleurs » et donne comme exemple La bâtarde d’Istanbul.

Fidèles à la tradition du Café Bouquins, plusieurs lectrices avaient apporté des livres lus récemment, juste pour partager le plaisir d’une découverte ou pour proposer la lecture de l’un de ces ouvrages lors de la prochaine rencontre.

En voici la liste :

La Capitale déchue de Jia Pingwa (traduit du chinois par Geneviève Imbot-Bichet)

Le Boulevard périphérique de Henry Bauchau, Babel

L'Enfant bleu de Henry Bauchau,J’ai Lu

Le Chemin des âmes de Joseph Boyden(traduit de l’anglais par Hugues Leroy) Le livre de poche

L'histoire de Bruno Matei de Dan Lucian Teodorovici (traduit du roumain par Laure Hinckel) Gaïa éditions

La lumière est plus ancienne que l'amour de Ricardo Menendez Salmon (traduit de l’espagnol par Delphine Valentin), Jacqueline Chambon

L'éternité n'est pas de trop de François Cheng, Le livre de poche

Le Livre des chuchotements de Varujan Vosganian (traduit du roumain par Laure Hinckel et Marily Le Nir, Éditions des Syrtes

Le Grand Dépotoir d’Eugen Barbu (traduit du roumain par Laure Hinckel), éd. Denoël

Certains n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka (traduit de l’anglais par Carine Chichereau), Phébus éditions, Prix Fémina étranger 2012

La Douleur de Marguerite Duras, Folio

Force et fragilité : Réflexions philosophiques et empiriques de Nassim Nicholas Taleb (traduction par Christine Rimoldy), Les Belles Lettres

Récits d’un pèlerin russe, Points Sagesse

Les biographies en format de poche, chez Folio (Flaubert, Camus, etc.)

 

C'est Le Livre des chuchotements, de Varujan Vosganian, qui a été choisi par les lecteurs.

Rendez-vous le 21 septembre 2013 à 17h pour parler de cette lecture!

 

Voici également le calendrier de la saison 2013-2014 du Café Bouquins:

- 21 septembre

- 30 novembre

- 25 janvier2014

- 29 mars

- 24 mai

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