La vie en sourdine
La vie en sourdine

La Chute du British Museum est un roman éminemment comique qui ne cesse de rebondir avec une grâce facétieuse et indolente" dit un critique à propos du livre qui a rendu célèbre David Lodge en France en 1993.

Le titre du roman paru en 2004, Deaf sentence, nous donne par sa polysémie la clé du fonctionnement de l’auteur pour la construction du roman : sentence signifie à la fois condamnation du sourd et discours du sourd. Plus, avec la proximité phonique entre death et deaf est suggéré par la force du jeu de mot, le lien entre la mort et la surdité. Rire et gravité réunis.

La surdité, évoquée dans les romans précédents de David Lodge, prend ici une valeur tragique et se retrouve au premier plan. Elle est personnage principal, pourrait-on dire. Cependant, de nombreux lecteurs ont beaucoup ri, même « en se reconnaissant dedans ». C’est-à-dire que la douloureuse expérience de la surdité se trouve peinte avec tant de vérité qu’on s’y reconnaît et tant d’humour qu’on prend du plaisir à cette description qui se trouve ainsi distanciée, dédramatisée, voire même valorisée.

Les personnages (au sens habituel du terme) dans ce roman, se trouvent à la disposition du vrai sujet : le monde du sourd, un monde parallèle qui attend chacun de nous et qui conduit à la mort . « La seule incertitude étant de savoir si je serai totalement sourd avant d’être totalement mort ou vice-versa ».

Qu’est-ce que le monde du sourd ? Deux des personnages en font partie, tout en faisant mine (surtout le premier) d’appartenir à celui dont nous avons tous l’expérience : Desmond Bates, le narrateur et son père, Henry Bates. L’universitaire, professeur de linguistique, subtil, éternellement sur le qui-vive, et l’ancien musicien de jazz, ayant connu une vie difficile mais éclairée par la vie des orchestres de cabaret dont il faisait partie et que sa mémoire a réduit à des épisodes pittoresques. Le jour et la nuit.

Desmond surnage avec une certaine élégance : Desmond peut, parfois, accaparer la parole pour couper l’herbe sous le pied d’un bavard casse-pied. Il sait ne pas écouter sans en avoir l’air, s’amuser des transpositions loufoques offertes par ses appareils , vrais petits monstres qui prennent le pouvoir sur leur propriétaire et confirment ce qu’il sait: « conversation vs conversion», « interpréter vs représenter ». L’exercice fait partie de sa pratique enseignante et permet de voir la vie « au-delà du miroir». Henry, qui revient régulièrement dans le récit, au rythme des visites que lui rend son fils, semble sonner les heures avec obstination : « Voilà, ce que tu vas devenir ! » Replié sur soi, coupé du présent, négligé, avare . Un repoussoir… C’est là, le leitmotiv du roman, joué en majeur et en mineur.

Ne pas s’en tenir là. Ne pas se lamenter. D’ailleurs, comme nous l’a fait remarquer une lectrice, « l’anglophone va toujours bien. Il ne se plaint pas. Il ne montre pas qu’il est touché. L’humour est la politesse du désespoir. »

Pour montrer les différentes facettes de cet univers, le narrateur impersonnel laisse la parole à Desmond qui endosse l’habit avec plaisir et fait une belle digression sur l’intérêt de cette démarche, sur le surcroît de vérité qu’elle apporte au récit. Autrement dit, parler « d’ailleurs » permet de voir « autrement ».

Observons maintenant la construction du récit. David Lodge a montré depuis longtemps qu’il savait bâtir un roman . Pourtant nous avons une impression de décousu. D’accord, le couple Fred / Desmond est dans la lignée des autres récits. Quoi que …. La métamorphose de Fred grâce à la chirurgie esthétique dévoile plus que le talent des chirurgiens. C’est pour elle l’entrée dans un autre univers, l’affirmation de soi devenue quelqu’un d’autre. Bien souvent Desmond la regarde s’éloigner avec un brin d’envie et de jalousie. C’est une autre vie qui s’ouvre devant elle seule.

Il y a par contre quelqu’un qui pourrait passer pour une erreur de casting. C’est Alex Loom. Bien sûr l’étudiante qui séduit le professeur est un cas classique (voir Philip Roth). L’étudiante américaine méprisant l’université anglaise, c’est banal. Mais elle n’est pas que ça : la thésarde qui se consacre à une analyse stylistique des lettres de suicidés … Pourquoi pas, même si le sujet concerne bien plus la psychologie. La jeune femme intrigante qui cherche à s’immiscer dans la vie de ses professeurs, cherche à les séduire, puis à devenir l’amie de la femme de Desmond … cette mante religieuse se révèle aussi incapable de faire sa thèse .…« On attendait un crime ! » affirme une lectrice. « Sans elle, serait-ce un roman ? » demande un autre participant. Elle apparaît sans cesse dans des scènes de plus en plus invraisemblables.

Car David Lodge nous fait passer d’une histoire à l’autre sans chercher à les lier. Du magasin de son épouse à la maison de son père, de la vie des enfants de chacun des conjoints au Noël familial, de l’appartement d’Alex (est-ce son vrai nom ?) à l’université. Ce procédé devient de plus en plus visible, comme si ce désordre apparent était là pour montrer autre chose. Son rival ennemi, le professeur Buttenworth, lui propose des conférences en Pologne. Surprenant ! Et l’intérêt principal, contre toute attente, devient pour Desmond la visite d’Auschwitz qu’il fait seul, dans une méditation silencieuse.

Le monde autour de lui change. Et Desmond se moque des reconversions snobs des artistes accaparant les bâtiments industriels désaffectés. Desmond devient le chantre de son infirmité car elle fait de lui une sorte de sage, de voyant. Les exemples de Beethoven et de Goya le prouvent. Le premier, devenu sourd, a composé des chefs d’œuvre. Le second, touché par l’infirmité, est devenu un autre et s’est alors orienté vers la peinture. La leçon d’optimisme est évidente. A condition que l’on n’oublie pas que mort et surdité voyagent ensemble.

Prochains cafés-Bouquins :

  • 24 janvier 2015
  • 21 mars 2015
  • Mai : date à déterminer

Nous avons proposé ou mentionné pour la prochaine rencontre :

  • Une paysanne russe, Léon Tostoï
  • Le bois de la nuit, Djuna Barnes
  • Journal à quatre mains, Benoîte et Flora Groult
  • Pas pleurer, Lydie Salvayre
  • La méthode Mila, Lydie Salvayre
  • Mémoires de Hongrie, Sandor Maraï
  • Risibles amours, Kundéra
  • La Plaisanterie, Kundéra

La Plaisanterie sera le roman dont nous parlerons le 24 janvier."

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